1
Il y a un lieu infranchissable.
Peut-être n’est-ce pas un obstacle, ni un abîme, mais une tentation.
Et le comble, l’un peut s’inverser en l’autre, devant vous.
Ce lieu apparaît par hasard, puis se dérobe. Un jour les mots vous manquent et, soudain, voici l’abrupt, le vide en haut ou en bas, sans horizon.
Dès lors, il vous semble avoir atteint une extrémité puisque vous êtes sur un bord, mais impossible de fixer ce bord et par conséquent d’y résider plus que le temps d’un clin d’œil.
Aussi n’êtes-vous sûr de rien, sauf d’une image et d’une impression qui longtemps nous violentent. Et vous retournez vers son origine pour voir de quoi il s’agit, mais prudemment, et comme on touche à une blessure.
La chose dite en disant ce qui précède fait référence à du connu alors qu’elle est en vous l’inconnu même. Un inconnu que vous essayez de définir comparativement.
Vous avez entrevu une sorte d’au-delà de la pensée, à moins que ce ne soit plutôt en-deçà... Maintenant, votre pensée refuse d’envisager une région pareille pour la raison qu’elle ne saurait penser ce qu’elle ne contient pas et que, d’ailleurs, son en-dehors ne saurait exister.
La pensée, bien sûr, peut souffrir d’un épuisement, mais cet épuisement ne saurait qu’être qu’interne à son mouvement. N’en va-t-il pas de même du langage, qui est inséparable de la pensée même si tout ce qu’il dit ne mérite évidemment pas d’être qualifié de pensée.
Comment pourrait-il exister dans l’espace mental(verbal) une rupture, une limite, un manque bordé de « rien », le langage ne l’effacerait-il pas justement en la désignant ? Ou bien, la désignant, ne reporterait-il pas toujours plus loin cette place ?
Le langage contient toutes les expériences qu’il dénomme, y compris par conséquent celle dont il cherche ici à renouveler l’apparition. Laquelle pourtant ne peut surgir que de la perte du langage. Une perte qui survient toujours par surprise.
La pensée, le langage ne sauraient nous manquer qu’à la suite d’une maladie ou d’une mise à mort. Mais cette maladie ou cette mort ont-elles un effet pensable ?
Peut-on penser l’état dans lequel il n’y a plus de pensée ? Un « rien » se contemple mais ne se pense pas tout comme la mort se regarde mais ne se partage pas.
Dans quel état est le mort ? Il est dans la cessation de tout ce qui rendait son étant pensable. Il est sorti à jamais de tout ce qu’il avait de commun. De partageable. Il est l’étranger absolu.
Le lieu « infranchissable » relève d’une étrangeté comparable. Ce lieu surgit brutalement dans l’étendue mentale et la pensée, ensuite, suffoque à l’idée de le concevoir. La pensée d’une mort incluse dans la vie révulse la vie au point qu’elle se détruirait plutôt que d’insister pour se pour se le représenter.
Mais c’est exactement d’une destruction qu’il s’agit.
D’un point si désastreux que son franchissement abolit tout.
Ce pourrait être la mort et, en vérité, ce devrait l’être, et ce n’est pourtant que la vision d’un lieu dans lequel la destruction même est détruite au profit d’une absence infinie.
La pensée s’effondre là, mais comme elle ne supporte pas son effondrement, elle reprend aussitôt son cours en réduisant l’accident aux dimensions d’un trou d’air. Un trou de mémoire.
Reste l’impression.
Une impression mortelle et sa sueur.
2
Il y a un lieu infranchissable.
Tout en moi voudrait que ce lieu soit fictif : une simple hypothèse proposée pour un vain défi.
Cependant, ce lieu a surgi une fois ou plusieurs et son désir subsiste : un désir trouble où l’effroi se mêle à la curiosité.
Je veux atteindre un dehors inhumain.
Ce sont des mots alors que là, il n’y a plus de mots.
Reste l’impression : elle seule.
Toute impression forte affecte le corps à cause de l’émotion qu’elle suscite, et si le corps s’interroge sur la nature de ce qu’il éprouve, le voilà qui remonte vers l’espace mental. L’observation utilise bien sûr des mots pais leur usage assèche le flux...
Comment accepter cette brusque carence devant un phénomène qu’on ne voudrait pas qualifier d’impensable ou d’indicible car il n’y a pas plus d’impensable que d’indicible pour la raison que ni la pensée ni le langage ne sont environnés d’une extériorité qu’ils auraient à conquérir peu à peu comme une terre vierge. L’impensable est du provisoirement impensé et l’indicible du provisoirement non-dit tout comme l’invisible est provisoirement dissimulé derrière du visible...
La pensée présente nous cache une pensée future parce que son exercice nous occupe entièrement. Ainsi notre activité mentale ne cesse-t-elle de nous masquer l’arrière -pays dont l’obscurité menace d’envahir ce qui nous éclaircit. L’écriture pressent cette ombre, qui peut-être la suit, ou qui peut-être la pousse en avant ... À moins qu’il n’y ait deux arrière-pays : la région claire du déjà pensé, du déjà dit, et l’autre, celle qui reste en attente...
La menace qui vient sur mes talons paraît plus dangereuse que celle qui peut surgir de face. Imaginer que ma propre mort est dans mon dos et qu’en somme c’est moi qui me la dissimule à moi-même, est une façon d’inverser l’avenir comme si j’allais vers lui à reculons. Mas peut-être suis-je au milieu du temps comme je suis au milieu de l’espace, et tantôt en lui tourné dans une direction et tantôt dans une autre. Il ne faut pas faire un très grand effort pour prendre conscience de l’unité de l’espace, et dès qu’on la conçoit que devient le temps ? Il surgit au bout de ma plume et se laisse apercevoir dans son mouvement mais, tandis qu’à travers ce dernier il s’engage dans la fameuse ligne, l’écriture réussit à la maintenir dans un perpétuel présent si bien que la contradiction n’est nulle part aussi naturellement résolue que dans l’acte d’écrire.
Il en va d’écrire comme de penser et d’être, verbes actifs dont les activités se confondent en créant dans le temps un contre temps dont le dynamisme se brise dès que leur activé s’interrompt. Or, celle-ci, à tout moment menacée d’ouvrir l’abîme où le temps engloutit tout ce qui est actif, et d’abord ce qui jusque-là contrait son engloutissement. Ainsi, écrire, être et penser poussent devant eux un bord infranchissable que leur exercice écarte...
Cet infranchissable pourrait être l’autre nom de la mort.
Un nom qui dirait, pas la mort, mais l’intrusion subite du mourir, verbe actif mais d’une activité réduite et foudroyante...
Bernard NOËL, La vie en désordre,
L'Amourier,p.59 à 63
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À l'occasion des 150 ans de la Commune de Paris, les éditions de L'Amourier vont proposer prochainement une 4e édition du Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël. Ce gros volume a été publié pour la première fois en 1971 et il fait depuis autorité.
Cette parution majeure aura lieu au printemps.
Cordialement,
Nicole Martellotto